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Un retour d'Europe

Un texte de Daniel Tanguay
Dossier : France-Québec: regards sur un éternel malentendu
Thèmes : France, Identité, Québec
Numéro : vol. 1 no. 2 Printemps-été 1999

“ L’expression “retour d’Europe” a un sens concret: il s’agit d’individus qui rentrent au pays après un assez long séjour d’études à Paris, Londres ou ailleurs. L’expression définit en même temps une espèce d’hommes: elle signifie que l’individu ne revient pas tout entier, qu’il a laissé là-bas quelque chose de son cœur et de son esprit. ”

André Laurendeau.

“ On n’était pas — on n’est toujours pas très fort chez nous sur la grandeur. On n’est pas trop gaullien. Le mot grandeur semble trop grand, comme le mot noble trop noble. Mais voilà, à l’étranger, si on a la force de se reconnaître petit et de se faire admiratif, on découvre la grandeur pour soi-même et peut-être un rêve de grandeur pour soi-même et pour les siens. ”

Jean Larose.


Je suis devenu un “ retour d’Europe ” par accident. Je n’avais jamais réellement songé à quitter ma province, ma ville, mon quartier, ma rue. L’appel des vieux pays me traversait certes parfois, mais il ne prenait jamais la forme de cette obsession qui est nécessaire à qui veut larguer les amarres et rompre les mille et un fils qui l’attachent secrètement à un pays. J’aurais pu, comme plusieurs, satisfaire ma curiosité par un court voyage estival de deux ou trois semaines, ou même d’un mois ou deux. J’aurais pu pour ainsi dire me contenter de tâter le pouls de la France en toute sécurité, réconforté par le caractère passage du séjour et par la date fixe du retour. On appelle cela faire du tourisme, signifiant par là l’activité qui consiste à se dépayser sans risquer de se perdre et de se laisser transformer par le pays que l’on visite. Le touriste évite soigneusement cette transformation, car il sait d’instinct qu’elle ne va pas sans une part de destruction. J’avais toujours su que la France représentait une telle menace pour moi et pour beaucoup de mes compatriotes.

Cette menace devait en fait être bien, puisque je constatais souvent avec amertume que le voyage de plaisir en France semblait laisser intact les préjugés des touristes. Au lieu d’être transformés par un dépaysement salutaire, ils revenaient de là-bas encore plus convaincus de la supériorité de leur chez-soi. Cela se remarquait à la relative pauvreté des impressions que les voyageurs avaient retenues de leur séjour. Les souvenirs de voyages se confondaient avec une longue liste de lamentations sur le manque d’hygiène des toilettes (les fameuses W.C.), sur l’arrogance des serveurs de café, sur l’agressivité des Parisiens, sur le manque d’ouverture des Français à l’égard de la parlure québécoise, et j’en passe. On reconnaissait volontiers la beauté des vieux édifices et des paysages, mais on aurait préféré visiter une France sans les Français. Le voyage touristique ne semblait dès lors n’être qu’une simple confirmation de la francophobie rampante affligeant plusieurs Québécois. Par hygiène mentale, j’avais donc exclu le voyage touristique en France. Je sentais confusément que la France méritait plus qu’un regard à la dérobée et que pour la découvrir il fallait accepter de mettre tout son être en jeu.

Je repoussais toujours à plus tard ce voyage initiatique. En fait, je n’avais jamais sérieusement songé à l’entreprendre pour la simple raison que j’estimais posséder déjà la meilleure part de la France. Quelle était cette mystérieuse meilleure part? Celle de la France non pas réelle, mais éternelle et imaginaire. Par la lecture et la rêverie, je me savais déjà être le voyageur immobile de cette contrée. La littérature, la musique, la chanson, fournissaient suffisamment d’images variées et chatoyantes de cette France rêvée et rendaient ainsi inutiles une traversée de l’Atlantique qui risquait de mettre en péril l’équilibre précaire du monde rêvé. Valait mieux, tel un Jules Verne, demeurer sur place et reconstruire par l’imagination les pays lointains. Je croyais aussi naïvement que ma ville natale offrait assez de lambeaux de la présence française pour nourrir mon imagination dans ses moments de fatigue. J’avais la conviction que les vieux remparts construits par le conquérant britannique pouvaient préserver efficacement les fragments de mémoire de l’Amérique française. À l’ombre du faux-Château, par matin clair ou par nuit automnale, j’étais sûr d’entendre les échos de la vielle France qui montait par vagues de ce fleuve servant pour l’occasion de caisse de résonance d’un lointain passé. Je n’étais pourtant pas totalement dupe de moi-même : dans mes moments de lucidité, je confessais intérieurement que cette forme de voyage rêvée n’était qu’une autre forme, quoique plus sophistiquée, de voyage touristique. Autrement dit, une autre façon de voyager sans courir le risque de se perdre. Or, justement, le voyage en France dans sa dimension spirituelle comporte au plus haut point ce risque.

Je suis donc devenu un “ retour d’Europe ” par nécessité. C’est en effet la nécessité intérieure qui m’a incité à tout mettre en œuvre pour accomplir ce qui m’apparaissait être un voyage initiatique. Nécessité impérieuse difficilement explicable tellement les motivations de diverse nature s’y mêlent de manière inextricable : outre le désir de fuir la province, le désir de découvrir d’où l’on vient et de mesurer avec exactitude la distance qui nous sépare désormais des ancêtres. Envie aussi à la Rastignac de conquérir Paris, rêve de grandeur attaché au cœur de cette ville où le culte de la grandeur est permis. Désir plus simple de se trouver au centre du lieu où la culture française a émané et émane toujours le plus fortement. Rêve peut-être aussi de s’exiler, d’en finir d’avec la condition canadienne-française et québécoise, de sortir d’un seul bond de la condition de minoritaire. En tout cas, aspiration à se connaître par la confrontation avec cet autre qui nous est à la fois si familier et si étranger par sa familiarité même.

L’expression “ retour d’Europe ” décrit une réalité sociale qui remonte loin dans l’histoire du Canada français. Avant ma propre aventure européenne, l’essai de Jean Larose m’avait révélé la nature de ce phénomène. Larose se référait lui-même dans son essai à un admirable article d’André Laurendeau intitulé “ Il y a l’Europe du plaisir ou celle, vécue comme un malaise des “retour d’Europe” ” (juin 1963) [1] Je n’ai lu qu’à mon retour l’article de Laurendeau et je fus frappé par la justesse de ses observations. L’expression “ retour d’Europe ” s’applique à une catégorie spécifique d’individus, ceux qui ont connu une transformation intérieure lors de leur séjour européen et qui éprouve un certain malaise lors de leur retour au pays.

C’est le malaise éprouvé qui définit le véritable “ retour d’Europe ”. Il faut toutefois noter que la nature de ce malaise demeure difficile à cerner. Il est une sorte de mal du pays à l’envers ou de nostalgie dont les pôles auraient été inversés. Seule l’observation des individus souffrant du malaise nous révèle la nature du mal. À ce propos, Laurendeau avait déjà remarqué que le malaise n’affecte par tous ceux qui font un long séjour en Europe. Les vieux pays ne collent pas à la peau de certains. Pour que le malaise s’infiltre dans l’âme, elle doit être d’abord touché ou mordu par son contact avec l’Europe. Or, certains Québécois demeurent inébranlés, même après un long séjour. Comme Laurendeau, j’ai rencontré de ces Québécois fortement campés dans leur identité et qui tirent toute leur fierté à ne pas changer d’un iota. Il sont au dernier jour ce qu’ils étaient au premier jour. Rien ne semble perturber leur calme assurance et leur tranquillité.

Je les ai toujours soupçonnés d’obéir au diktat inconscient de la tribu québécoise: surtout demeurer un vrai Québécois, ne pas devenir un “ maudit Français ”. Ce diktat s’impose plus particulièrement à propos de l’accent. Le symptôme clinique le plus sûr pour repérer la présence de la névrose identitaire québécoise est l’extrême susceptibilité des Québécois au sujet de l’accent et de la langue. La dénégation du problème est elle-même névrotique. Déjà, à l’époque de Laurendeau, le diktat de l’accent pesait lourdement sur les “ retour d’Europe ”. Avant son propre séjour français, Laurendeau nous confie qu’il s’était juré de ne pas devenir lui-même un “ retour d’Europe ”, craignant surtout “ leur révolte, leur stérilité, leur perpétuelle nostalgie et même leur accent artificiellement rafistolé ”. (p. 140) Il entendait pour sa part corriger son accent sans attraper celui des Parisiens.

Lors de mon retour, mon entourage se félicitait de me voir parler québécois sans accent, ou plutôt avec un léger accent français. On était rassuré, parce qu’on savait que cet accent disparaîtrait rapidement et que je ne commettrais pas ainsi le crime absolu de continuer à parler à la française de nombreuses années après mon retour. Ma résistance à attraper l’accent français s’expliquait peut-être par l’expérience pénible de la rencontre de certains compatriotes qui essayaient tant bien que mal de faire disparaître leur accent. Paris et la grande aventure intellectuelle qu’elle peut représenter est, comme le disait encore Laurendeau, “ un alcool qui monte à la tête ” (141). Pour certains, cet alcool est trop puissant. Sous l’effet de l’ivresse, ils veulent faire oublier lu plus vite possible leurs origines. Arrivés à Paris, ils se sont bien vite rendus compte que jusqu’à maintenant ils n’étaient pas nés à la culture et que subitement ils se retrouvaient plongés dans le vrai monde de la culture. Le contact direct avec la culture française leur a fait prendre conscience que jusqu’à maintenant ils n’avaient eu accès qu’à un ersatz appauvri de culture d’expression française. Ils étaient torturés par le sentiment d’avoir été floués : ce qu’ils avaient connu jusqu’alors sous la dénomination de culture québécoise leur apparaissait au mieux comme une culture régionale de seconde zone condamnée à répéter son insignifiante particularité, ou au pire comme une traduction simultanée en français abâtardie de la culture populaire américaine. Ce violent choc culturel se traduisait bientôt par un puissant dégoût de soi et le désir d’éradiquer la moindre consonance québécoise de leur diction. Le résultat de cette discipline linguistique hâtivement imposée était le plus souvent consternant et le ridicule de la chose n’échappait qu’à celui qui pensait pouvoir aussi facilement devenir autre que lui-même.

Tout aussi pénible et ridicule est à l’autre bout du sceptre celui qui résiste au forcing de la culture française en surenchérissant sur son identité québécoise. Cela donne le Québécois qui aimerait que tous les Français comprennent immédiatement son accent et ses expressions, qui ne fait aucun effort pour se mouler aux manières françaises, et qui se fait une gloire de revendiquer à tort et à travers sa québécitude. Ce dernier au fond ne veut littéralement rien savoir. Serait-ce qu’il soupçonnât vaguement que la fragilité de son identité ne résisterait pas à une affirmation moins fanfaronne et plus discrète? Cette attitude d’affirmation excessive semble d’ailleurs encourager discrètement par les Français. Ceux-ci ont en effet tendance à folkloriser le Québécois, à vouloir les faire entrer de force dans leur d’un petite cabane au Canada. Dans une société aussi codée que la France, il est important d’assigner au Québécois une place précise et déterminée. Ainsi le Québécois est le cousin à l’accent charmant, dont on admire la simplicité et la spontanéité. Il a gardé quelque chose du coureur de bois et du bon sauvage. Il est celui qui affronte courageusement des blizzards terribles et des températures polaires. Il rappelle vaguement aux Français leur puissance passée et leur aventure américaine. Mais en même temps, cette image folklorisante rassure le Français quant à sa propre place. Le cousin canadien ne le menace nullement; il demeure étranger aux enjeux réels de son monde. Au pire, le Français affichera une attitude à peine déguisée de condescendance et jettera une regard amusé sur l’animal québécois perdu qui gesticule et s’époumone dans le cirque parisien. Encore là, celui qui offre ainsi gratuitement une caricature de lui-même est le dernier à se rendre compte qu’il est victime de son aveuglement.

Je n’ai pas résolu pour moi-même ce problème de l’accent et de la langue. Je pense que la solution modérée de Laurendeau évoquée plus haut est la bonne, même si elle est loin de régler le problème. En fait, cette question de l’accent et de la langue révèle un aspect essentiel du “ retour d’Europe ” réussi. Je parle ici d’une réussite qui peut avoir toutes les allures d’un échec apparent. En fait, ce qu’un séjour européen de longue durée a le pouvoir justement de révéler est le rapport problématique que le Québécois entretient avec sa culture. On dira que cette prise de conscience est seulement celle d’une élite qui voudrait se juger seulement à l’aune de la France. Mais que deviendrait alors l’aventure de l’Amérique française, si l’élite renonçait justement à tourner son regard vers la France? D’une certaine manière, nous n’avons pas le choix de nous arrimer à la France, à moins de renoncer tout de suite à prolonger cette aventure. Or, cet arrimage est tout, sauf simple et évident.

Aussi paradoxale que cela puisse paraître notre rapport avec la France est plus problématique que notre rapport avec les États-Unis. Pourquoi ce rapport est-il plus problématique? La France nous rappelle par son existence même ce que notre être francophone pourrait être s’il était en pleine expansion. Elle est notre mauvaise conscience, puisqu’elle nous empêche de tenir totalement pour une vertu notre pauvreté linguistique et intellectuelle. Cette dure vérité nous préférons souvent la cacher et surtout ne pas l’entendre. De là, je crois, une partie de la francophobie si persistante et dérangeante au Québec. De là aussi, le malaise du “ retour d’Europe ” : il voudrait vivre selon les exigences de l’être francophone en expansion, sans toutefois renoncer à son américanité.

Le malaise qui caractérise le “ retour d’Europe ” ne se laisse pas circonscrire facilement. Il serait intéressant d’en étudier les manifestations chez tous ceux qui ont depuis fort longtemps entrepris le pèlerinage intellectuel en Europe. Ils forment une déjà longue tradition parmi les intellectuels québécois. Dans cette même étude, on devrait aussi se pencher sur le cas de ceux qui sont partis et qui ne sont pas revenus. À proprement parler, ils ne sont pas des “ retour d’Europe ” pour la simple raison qu’ils ne sont pas revenus. L’analyse de leur cas révèlerait toutefois un élément essentiel de la psychologie du “ retour d’Europe ”, à savoir la tentation de l’exil. Le véritable “ retour d’Europe ” fut un jour ou l’autre tenté de ne pas revenir. Son malaise indéfinissable provient en partie du fait qu’il aurait pu choisir de demeurer dans sa nouvelle patrie spirituelle. Le seul fait d’avoir un jour sérieusement envisagé de s’exiler créée entre lui et sa patrie réelle une distance. C’est d’ailleurs cette distance qui paraît insupportable à ceux qui n’ont jamais été véritablement tentés par l’exil. Ils ressentent cette tentation de l’exil comme une trahison larvée. C’est pourquoi le “ retour d’Europe ” doit rapidement apprendre à dissimuler ce qui fut l’essentiel de son expérience là-bas, surtout s’il ne veut pas être à jamais assimiler à la catégorie honnie entre toutes, la catégorie dite des péteux de broue ou de cette autre catégorie exprimant avec de subtiles nuances la même idée, celle de ceux qui pètent plus haut que le trou. On aura aucune peine à flairer sous ces vocables le vieil anathème anti-intellectualiste québécois. On soupçonne chez l’intellectuel une volonté de se distinguer, de s’élever au-dessus du peuple, de vouloir en montrer aux autres et de tromper tout le monde avec de belles paroles. Cette image négative de l’intellectuel se répercute sur le stéréotype québécois du Français. Le Français est toujours l’intellectuel en puissance, celui qui n’hésite pas à faire montre de ses connaissances. Rien n’irrite plus par exemple les Québécois que de se faire corriger par un Français. La disproportion de la réaction envers une telle attitude en dit long sur l’un des traits les moins enviables de notre psychologie collective: le Québécois vit le fait de se faire reprendre par un Français comme une humiliation tout en sachant confusément que la correction est souvent justifiée. Or, les Français se corrigent entre eux, sans manifester la même susceptibilité que les Québécois. Ils perçoivent en effet le langage comme une tâche infinie, alors que les Québécois ont tendance à le figer dans son expression familière et le plus souvent la plus commune. Cette tendance s’est renforcée depuis que l’on a convaincu les Canadiens français que la nouvelle fierté québécoise s’incarnait désormais dans la sacralisation d’un idiome populaire ayant pour fonction d’exprimer l’âme authentique du peuple. Le résultat de cette sacralisation fut de fournir une justification facile à une certaine paresse linguistique qui n’est que la triste expression d’une paresse intellectuelle plus grande encore.

Il peut sembler étonnant qu’aujourd’hui comme il y a cinquante ans que des jeunes intellectuels, écrivains, artistes Québécois éprouvent la tentation de l’exil parisien ou européen. J’ai rencontré lors de mon séjour européen plusieurs individus qui avaient décidé de demeurer coûte que coûte à Paris. Lorsqu’ils faisaient part sur un ton de confidence de leur ultime décision de ne pas revenir là-bas, je pouvais lire sur leur visage un air de triomphe et de défi. Ils guettaient du coup d’œil ma réaction s’attendant peut-être à ce que je les accuse de haute trahison. Ils savaient qu’ils rompaient le rang en affirmant par leur choix de vie que le Québec n’était peut-être pas un lieu intense de création artistique et intellectuelle et le Canada, le meilleur pays du monde. Ils ne pouvaient s’empêcher de raconter dans le menu détail leur véritable naissance culturelle à Paris la comparant aux limbes dans lesquelles ils avaient vécu avant leur grande traversée. Je me surprenais toujours du surinvestissement imaginaire dont Paris était l’objet constant dans leurs conversations. À Paris, ils avaient découvert une vie plus intense, une liberté inédite, un sentiment d’appartenir enfin à un monde où la culture allait de soi et où ils n’avaient pas à constamment justifier leur existence. Et il ne faut pas croire que Paris s’était donné à eux. Bien au contraire, ces exilés volontaires vivaient souvent dans des conditions difficiles et plus Paris se refusait à eux, plus il la désirait. La ville les forçait à s’élever au-dessus d’eux-mêmes, à puiser au plus profond de leur être l’énergie nécessaire pour se maintenir à flots. Cet état de choses avait pourtant un revers: Paris les électrisait, mais aussi les cannibalisait sans pitié. C’est pourquoi il me fut donné aussi d’assister de loin en loin au triste spectacle de certains exilés disparaissant sous les flots tumultueux de la ville, emportant silencieusement avec eux les rêves qu’ils avaient tenus à bout de bras de nombreuses années. Ils allaient rejoindre ainsi la foule déjà nombreuse des artistes ratés, des écrivains sans œuvres, des éternels thésards peuplant le cimetière marin parisien. Cette fin n’est pas dépourvue de noblesse.

Car ce dont il s’agit ici, c’est bien de grandeur et de noblesse. Plus précisément de l’expérience de la grandeur et de la noblesse dans son état réel et vivant. Commentant Laurendeau, Larose a parfaitement saisi le sens profond de cette expérience possible: à qui accepte de se faire petit et admiratif sera donnée la chance de communier avec la grandeur et de faire pour soi-même, et peut-être même pour les autres, un rêve de grandeur. Le malaise du “ retour d’Europe ” provient du caractère inavouable de cette expérience. Il sait qu’il devra de retour au pays taire cette expérience. Il sait qu’il ne pourra tout simplement pas déclarer son admiration pour la grandeur de la France et pour la noblesse de sa culture et de ses mœurs. Le “ retour d’Europe ” sait pertinemment que l’on s’impatiente ici très rapidement devant de telles proclamations. On préfère de beaucoup la mise en scène dérisoire et comique de notre petitesse au rappel d’une grandeur toujours ressentie comme étrangère. Laurendeau avait déjà reconnu l’angoisse qui suivait un retour d’Europe et aussi l’impossibilité dans laquelle se trouvait le “ retour d’Europe ” de livrer son angoisse: “ Quand il se livre avec complaisance à son angoisse, il devient vite antipathique. ” (p. 143) Il risque de devenir, autre cas de figure courant dans la pathologie culturelle québécoise, le “ retour d’Europe ” qui n’est pas vraiment revenu. En d’autres termes, il est bel et bien revenu physiquement, mais il s’est muré dans un exil intérieur têtu. Il est ici, mais il prend bien soin de nous faire sentir que sa vraie vie est ailleurs. S’il en restait là, il serait supportable, mais le ressentiment qu’il éprouve à l’égard de lui-même en raison de son incapacité à s’exiler vraiment le contraint à exagérer sa pose. Par ses défauts, il devient le “ retour d’Europe ” par excellence. Dans sa jeunesse, Laurendeau avait rencontré de nombreux membres de cette espèce. Il en brosse le portrait à grands traits: “ J’étais frappé par leurs ridicules: règle générale, ils me semblaient insupportables, jamais satisfaits de ce qu’ils trouvaient ici, injustes et cassants, toujours à la recherche de comparaisons oiseuses; ou bien inadaptés, ayant perdu, le sens du possible; ou bien bâclant leur tâche et se taisant, avec une seule préoccupation: retourner là-bas, en rêve sinon en réalité. ” (p. 139-140) Le “ retour d’Europe ” par excellence est, on l’aura compris, un personnage de tragi-comédie, dans le sens où le ridicule est chez lui tragique.

Le retour d’Europe n’est pas donc une opération facile. Ce phénomène en soi relativement secondaire renvoie à une donnée beaucoup plus essentielle: il dévoile toute la complexité de notre rapport à la France et à la culture française. Depuis un certain nombre d’années, on a cru que le nœud conflictuel de ce rapport avait été définitivement dénoué par l’affirmation culturelle québécoise. La persistance du malaise ressenti par les “ retour d’Europe ” nous met en garde contre une telle illusion. Notre rapport à la France et à la culture française ne s’est assaini qu’à la surface des choses. Un véritable rééquilibrage supposerait que nous soyons vraiment ouverts à ce que la France peut encore nous apprendre. Or, ce n’est pas le cas: la persistance navrante d’une attitude défensive, voire d’hostilité, à l’égard de la France montre que notre société n’a pas vraiment surmonté son handicap identitaire.

L’examen de la psychologie tortueuse des “ retour d’Europe ” jette un éclairage singulier sur ce qui demeure un domaine assez peu exploré de notre construction identitaire. On aimerait nier son malaise, la réduire à une coquetterie intellectuelle ou à une expression quelconque de snobisme. Le “ retour d’Europe ” sait pourtant que dans son malaise il y a un appel à la grandeur et à la noblesse qui dépasse sa singularité. Cette grandeur et cette noblesse est celle de l’être francophone en expansion. Cet appel n’est toutefois pas un appel à une culture qui se replie sur sa particularité frileuse, mais à l’ancrage dans une culture qui a déjà su manifester son ouverture à l’universalité. En incarnant dans son être cet appel, le “ retour d’Europe ” réussi — j’entends celui qui a renoncé d’emblée à toutes les formes d’exil — transformera peut-être son malaise en une source d’inspiration pour la pensée et l’action.

Daniel Tanguay

 

NOTES


[1]. Le texte de Laurendeau se trouve dans le recueil intitulé Ces choses qui nous arrivent. Chronique des années 1960-1966 (Montréal, HMH, 1970].

 


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