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France-Québec: Un malentendu, bien entendu

Un texte de Véronique Dassas
Dossier : France-Québec: regards sur un éternel malentendu
Thèmes : Québec
Numéro : vol. 1 no. 2 Printemps-été 1999

Je savais vaguement en arrivant à Montréal, il y a plus de vingt ans, qu’il existait entre la France et le Québec une histoire douloureuse d’abandon, une histoire passionnelle oscillant entre rancoeur et accès de fougue. Les quelques arpents de neige de Voltaire, dont il avait dédaigneusement oublié les occupants, avaient mal pris la désinvolture du monarque qui les avait cédés aux Anglais. Ce genre d’histoire me semblait assez folklorique. Je prenais plus au sérieux ce que l’on me disait de l’attitude des Français arrivés au Québec après la guerre, de leur air de supériorité, de leur condescendance, de leur mépris. Ça, je connaissais, j’avais déjà vu des prétentieux, des snobs, des méprisants, mais j’avais eu la faiblesse de croire que ce n’était pas leur nationalité qui les faisait être prétentieux, snobs ou méprisants… J’étais cependant prête à revoir mes positions et à admettre, en les circonstances, qu’il y avait plus de prétentieux, de snobs et de méprisants dans les rangs des Français de France – que je ne

connaissais pas encore sous cette appellation. Mais je ne me classais pas parmi ces gens-là. Je savais que les Français, avec leur esprit de coloniaux, étaient capables de tout, mais j’ajoutais toujours : enfin, certains d’entre eux, puisque je connaissais surtout les anticolonialistes, ceux qui avaient été contre la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie… Enfin, c’était plutôt cette tradition- là qui était ma France à moi, celle que je m’étais construite inconsciemment, en un peu plus de vingt ans de vie dans un pays qui se résumait pour moi à ma région natale, à celle où j’avais fait mes études, et à quelques rues de Paris. Je me sentais donc hors d’atteinte de la chicane. J’étais jeune, timide et plutôt bien disposée à l’égard de ce pays que je ne connaissais pas – comme à peu près tous les autres sur la planète – et dont j’avais rêvé sachant qu’on y formait des « comités de citoyens ». J’étais prête à faire la révolution, ça tombait bien et la révolution ne connaissait pas de frontières. Les choses ne se sont pas tout à fait passées comme je les avais imaginées. Nous n’avons pas fait la révolution. L’heure, en 1976, était davantage à l’euphorie nationaliste après la première victoire du Parti québécois, qu’au communisme de l’internationaa- a-a-le. Ensuite, je me suis rendue compte progressivement qu’en arrivant ici, alors que j’avais déserté la France avec un certain plaisir, j’allais la retrouver à tous les instants. Elle allait me poursuivre partout, tous les jours, dans les journaux, dans les conversations, dès que j’ouvrirais la bouche. Dans ce pays francophone, c’est la langue qui allait me trahir. Je sais aujourd’hui que s’amorçait pour moi une méditation continue, comme une basse, sur un certain nombre de notions : l’identité québécoise que je n’aurais sans doute jamais sauf sur mes papiers, l’identité française dont j’ignore toujours les termes, l’identité nationale en général, la notion même de nationalité, l’État-nation et, évidemment, la Sainte chicane. Mais revenons aux débuts. Je me souviens d’avoir passé une soirée chez des amis d’amis, dans une maison cossue de Québec. Le souper s’était passé sans histoires, c’est à-dire, en gros, qu’on m’avait laissé le loisir de me taire, ce qui convenait à merveille à ma réserve naturelle. Puis les hôtes s’étaient mis en devoir de danser, ce qui avait l’avantage pour moi de prévenir les conversations. Et quand arriva un rythme de bossa nova, je fus projetée longtemps en arrière, dans un petit bal du quatorze juillet, sur la place publique d’une station balnéaire familiale du bord de la Méditerranée, loin de l’hiver et de la neige, certes, mais sans nostalgie. La musique me menait là, c’est tout. Et je me mis à refaire machinalement les pas que m’avait appris mon cavalier de l’époque, seule dans mon coin avec le souvenir persistant qui me sauvait de l’ennui et, provisoirement, des autres. J’entends encore le commentaire sec qui, sur le coup, manqua sa cible, car je ne crus pas qu’il m’était adressé : « Ah, ces Français, il faut toujours qu’ils viennent nous apprendre quelque chose. » Le malaise qui s’ensuivit dans l’assemblée me ramena à un fauteuil. De retour dans mes foyers, je tentai de reconstituer le fil de la soirée pour finalement me souvenir que tous les Québécois présents avaient passé leur temps à parler de la France : vacances, voyages d’études, colloques et tutti quanti. Je les avais entendus d’une oreille distraite. J’ai toujours détesté les souvenirs de voyage, à moins que ce ne soit ceux de Stendhal, de Goethe ou de Tocqueville. Il y a peut-être une once de snobisme là-dedans, mais je ne sais pas s’il est très français. Depuis, j’ai trop entendu de qualifications en tout genre, de lieux communs, de jugements courus d’avance, de souvenirs de voyages construits avant même de partir, et cela de tous les côtés de l’Atlantique, pour y accorder le moindre crédit. Je joue l’indifférence totale. En fait, je ne joue pas. Je suis indifférence totale, mais je sais que la Sainte chicane peut revenir me chatouiller au moment où je m’y attends le moins, comme aux premiers instants de ma vie de maudite Française, sur un air de bossa nova. Il y a deux ou trois ans, alors que je m’étonnais de ne plus entendre parler de l’éternelle querelle, elle revint faire ses ravages lors d’une campagne référendaire où, pour la première fois en vingt ans, je me mis à réfléchir tout haut, avec un copain québécois de toujours, sur les fondements du sentiment national. Je me demandais ce qui pouvait bien le susciter : l’identification à une histoire ou à une tradition ? L’attachement à un pays ? Je ne pouvais répondre. Me revenait toujours la langue, mais la langue n’a pas de frontières. Je me mis à réfléchir à mon propre sentiment national, mais je ne le trouvais pas. Pourquoi suis-je Française ? Je n’en sais rien, parce qu’on me l’a dit, parce que c’est écrit sur mon passeport. Je peux dire facilement que je suis Bordelaise puisque, du plus loin que je me souvienne, je vois les rangs de vignes défiler dans ma mémoire comme les pages d’un livre que le vent feuillette ; mais Française… je ne sais trop. Je dois faire partie de ces mutants qui n’ont pas de patrie et qui se flattent peut-être de n’en pas avoir. Telle est la tradition que je connais. Celle de mon grand-père, juif turc, soucieux de se faire oublier et qui a bouffé, en même temps que les pissenlits par la racine, tous nos souvenirs de famille, la langue aux relents de castillan qu’il devait parler avec ses compatriotes de Salonique la juive, tout ce qui aurait pu nous constituer un semblant d’identité exotique. Celle de mon père, qui aimait de Gaulle pour la guerre et les socialistes pour la paix, qui aimait à raconter ses souvenirs de bataille et ne manquait jamais de souligner l’horreur

de tuer les jeunes d’en face. Je sais que cette façon un peu louche de ne pas voir clairement où se trouvent les « origines » est le lot d’une bonne partie de l’humanité nomade et peut-être un peu rétive à entrer dans les querelles de nations. L’État, ce n’est pas nous, que Diable ! J’ai fini par dire que l’identité nationale était pour moi une abstraction plus qu’une évidence. J’ai fini par dire que le sentiment national ne me semblait en tous les cas pas fondé sur une objectivité, que c’était un sentiment, une croyance, ce qui ne lui enlevait rien à mes yeux, bien sûr, mais qui tenait d’une foi qui,

comme l’autre, m’avait abandonnée. Je m’étais trahie. Il savait bien, mon interlocuteur soudain

courroucé, que les Français ne comprenaient rien et qu’ils méprisaient le nationalisme des Québécois. Les mots étaient lâchés et mon ami de toujours, tout à coup, s’éloigna. Il n’y avait rien à répondre, mais le coup avait porté et je n’allais pas aggraver mon cas en ajoutant ce que je pense vraiment. Je n’ai aucun mépris pour le sentiment national des Québécois, mais je n’ai pas d’équivalent à leur offrir. Quant au combat québécois dans le Canada, je me suis habilement trouvé des raisons de le soutenir et il serait trop long de les exposer ici. Il me suffira de dire que je réussis parfaitement à être indépendantiste

en évitant soigneusement le discours nationaliste qui va souvent avec. Je me permets également le luxe, mais depuis peu de temps, d’avancer quelques arguments anti-nationalistes dont toutes les inspirations ne se trouvent pas strictement dans l’histoire d’ici. Pour ce qui est des Français, les vrais, les autres, ceux qui vivent dans leurs terres européennes, eh bien, ils s’en foutent, comme ils se foutent des querelles linguistes belges ou du mépris de la Suisse alémanique pour la Suisse romande. Peut-être, d’ailleurs, ne savent-ils même pas qu’ils s’en foutent. Il n’en est pas question, c’est tout. Pourquoi ? me demanderez-vous, offusqués. Je n’en sais rien. Je sais seulement qu’en France le Québec n’existe pas en dehors d’un minuscule folklore fait de « chars » et de sirop d’érable, de forêts et de traîneaux à chiens. Parlez de littérature, de politique, de cinéma ou de théâtre québécois et vous vous découragerez vite, rejoignant, dans votre intérêt même, les mérites comparés de Flaubert et de Balzac ou le dernier rôle de Gérard Depardieu. Personne ne s’étonnera que, venant de si loin, vous soyez aussi informés. C’est pas juste, mais c’est comme ça. Et si cela peut rassurer les Québécois (mais j’en doute), les

Français, puisqu’il faut encore faire ce type de généralités, ne connaissent pas beaucoup mieux la culture de leurs voisins les plus immédiats. Pour ne donner qu’un exemple parmi dix mille, Dario Fo, dramaturge italien et prix Nobel de littérature en 1997, était certainement un parfait inconnu pour 99 % de la population française avant son prix, alors qu’il est l’une des figures marquantes de la scène culturelle italienne depuis plus de trente ans. La France vit repliée sur elle-même, comme pas mal d’autres pays, et il faudra sans doute attendre bien des années de pratiques et d’échanges européens pour qu’il en soit – peut-être – autrement. Non seulement l’indifférence de la France ne se limite pas

au Québec, mais encore elle n’est pas le signe d’une sorte de superbe nationale ou d’une assurance satisfaite de constituer, dans les limites de l’Hexagone, une « grande culture ». Depuis Napoléon, je ne suis pas sûre que la France ait eu l’occasion de se sentir très glorieuse ; on a peut-être un peu trop tendance à oublier que, si la France fut une puissance (surtout coloniale) non négligeable, elle a surtout été une puissance perdante. C’est du moins ce qu’il me reste de ce que j’ai appris sur les bancs de

notre très fameuse école laïque où l’on attrapait beaucoup plus l’esprit critique que l’esprit patriotique !

J’ai personnellement été plutôt formée à ce que la culture française n’avait pas. Par exemple, il n’y a pas, en France, de tradition philosophique aussi forte qu’en Allemagne ; il n’y a pas, en France, d’équivalent de Dante, de Shakespeare ou de Goethe, pas de poètes aussi puissants que ces trois-là, pas d’équivalent de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange. Aujourd’hui, je peux dire aussi qu’il n’y a pas en France de romancier aussi complet que Réjean Ducharme et je regrette surtout qu’aussi peu de

Québécois semblent s’en être rendus compte. Je pense que les distinctions culturelles se font désormais à l’échelle des civilisations et non pas des nations. On peut dire sans trop se tromper que la culture occidentale, pour le meilleur et pour le pire, domine la planète, que sa puissance technique lui donne une emprise hallucinante sur le monde. Quoiqu’il advienne dans les siècles à venir, c’est la technique développée en Occident qui régnera. La notion même de culture nationale tend à perdre du sens, ce qui n’évacue évidemment pas les particularismes auxquels nous pouvons être attachés, mais qui en

limite terriblement la portée. Il y a fort à parier que ce qui nous attend, et quand je dis nous, je parle de bien au-delà de ma génération ou de celle de mon fils, n’est plus l’examen maniaque de nos différences nationales mais le constat, parfois heureux, parfois non, de ce qui unit un cadre supérieur milanais et ses homologues montréalais ou madrilènes, de ce qu’ont en commun les exclus québécois et ceux qui crèvent en Allemagne ou à Chicago de chômage et de marginalisation. Alors, la Sainte chicane risque fort de prendre pas mal de plomb dans l’aile, au point de ne plus pouvoir enflammer grand monde.

En attendant, nous aurons sans doute encore de belles occasions de l’entretenir et, en particulier, de faire durer le malentendu de la langue commune. Nous pourrons, au Québec, vitupérer contre l’indifférence des Français vis-à-vis de notre défense de la langue française. Nous pourrons encore nous vexer de leurs moqueries sur l’accent ou les expressions d’ici. Nous pourrons nous disputer entre nous sur le fait de faire entrer dans les écoles plus ou moins de littérature « française de France » (je

déteste cette expression, aussi je demande pardon à genoux à ceux qui lisent d’avoir eu la faiblesse de l’employer. Je pense que les Québécois devraient considérer la littérature française comme

la leur et jouer sur tous les tableaux). Entre nous, j’insiste, car le contentieux France-Québec est, on l’aura compris, surtout un contentieux intérieur qui oppose parfois les élites traditionnelles

au peuple, parfois les élites nationalistes au peuple, parfois encore le peuple au peuple pour ne citer que quelques cas de figures. « Tout est préjugé, écrit Arthur Buies dans l’une de ses chroniques du journal Le National, en 1874, et la fiction règne partout ; c’est à peine si l’on peut trouver, clairsemées dans le monde, quelques rares habitudes, quelques pratiques sociales, politiques ou autres, qui ne soient basées sur une idée fausse et maintenues par la tyrannie de l’habitude. » À bien des occasions, en dehors de celles que j’ai citées, les rapports ambigus des Québécois avec la France m’ont paru sinistres et ennuyeux, comme tout ce qui tient du préjugé. Mais il peut, somme toute, obliger à poser des questions qui ne sont pas sans intérêt, pourvu qu’on s’y attarde : la notion d’origine est-elle importante ? Comment avoir les mêmes « origines » et s’en servir différemment ? Comment une langue évolue-t-elle selon le contexte où elle est parlée ? Des questions qu’Arthur Buies se posait déjà quand il se moquait des préjugés de son époque, à l’effet qu’on parlait au Québec un français bien plus pur que celui des Français, dans la même chronique de 1874 : « Étant admis que nous parlons un français qui ferait rêver Boileau, ironise-t-il, je me demande pourquoi nous consentons à y mêler un tel nombre d’expressions, absolument inconnues, même des Anglais de qui nous prétendons les tirer, mais en les arrangeant à notre façon […] Le malheureux qui dit la traine pour le train ne cesse pas d’être français

parce qu’il n’est ni grammatical, ni exact ; et personne n’empêchera le peuple de franciser à sa façon les mots, étranges pour lui, qu’il entend dire, pourvu qu’il en comprenne le sens. » Buies voyait se transformer, au contact de l’anglais et de l’industrialisation, une langue que lui-même maniait avec tant d’éclat sans être nostalgique de « l’héritage » français et sans le renier. Heureux homme qui n’a plus aujourd’hui qu’une descendance intellectuelle discrète.

 

Véronique Dassas


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