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Le Qatar à l'heure de la crise

Un texte de Pierrette Beaudoin
Numéro : Argument 2017 - Exclusivité Web 2017

Récemment placé sous les projecteurs par la crise diplomatique qui l’oppose à ses voisins arabes depuis quelques jours, le Qatar, s’il n’est plus depuis longtemps un petit émirat presque inconnu du Golfe persique, n’est pas non plus très bien connu du public, du moins au-delà des acquisitions de prestige réalisées un peu partout sur la planète (le club de football du Paris-Saint-Germain, ou Harrods à Londres). Pierrette Beaudoin nous en trace un portrait qui permettra certainement de mieux comprendre la crise en cours.


 

Le Qatar, c’est où ?

La légende veut, qu’il y a quelques années, un douanier anglais ait demandé à l’émir du Qatar, Hamad ben Khalifa Al-Thani : « Le Qatar, c’est où ? » Piqué au vif, le père du jeune émir actuel se serait juré qu’on ne lui reposerait jamais cette question. On peut dire que Cheikh Hamad Al-Thani a relevé le défi !

Ce petit pays du Golfe persique de 11 437 kilomètres carrés, voisin du Bahreïn, à proximité du Koweït et de l’Iran, partage une frontière avec l’Arabie saoudite et une autre avec les Émirats arabes unis. Sa population est évaluée à environ 2,2 millions d’habitants dont plus de 80 % sont des « invités de l’émir », c’est-à-dire des expatriés venus de tous les coins du globe.

Le Qatar est très riche. Il doit sa richesse à l’exploitation d’abondantes ressources pétrolières et gazières au large de ses côtes. On estime le produit intérieur brut du pays à plus de 180 milliards de dollars américains; le produit intérieur brut par habitant étant le plus élevé au monde (102 700 dollars américains). Le chômage est quasi inexistant et  la rente annuelle versée aux nationaux qataris par l’État est de l’ordre de 100 000 $. Notons que le Qatar est le pays le plus pollué de la planète et que l’IDH le place au 31e rang des 186 pays évalués. L’économie du Qatar est essentiellement une économie de rente.

 

L’ingéniosité qatarie

Comment le Qatar a-t-il su tirer profit de son gigantesque potentiel économique ?

Sous la férule de Cheikh Hamad Al-Thani, émir régnant de 1995 à 2013, le Qatar s’est doté d’une image de marque distinctive (branding) qui traverse largement ses frontières.

Qatar Airways, la chaîne de télévision Al-Jazeera, de grands musées, la tenue de multiples colloques et d’événements sportifs internationaux, notamment le Mondial-2022 de soccer, l’implantation de campus d’universités américaines prestigieuses et de laboratoires scientifiques de pointe, sont autant de réalisations qui positionnent avantageusement le pays sur la scène moyenne-orientale et mondiale.

Conscient toutefois du caractère éphémère des ressources en hydrocarbures de ses fonds marins, le Qatar a décidé de diversifier son économie. Il le fait par exemple à l’international en investissant dans l’immobilier, les institutions bancaires (Barclays), les compagnies pétrolières (TOTAL) ainsi qu’en achetant des grands magasins (Harrods), des clubs sportifs (Paris-Saint-Germain) ou encore des terres agricoles en Afrique et en Amérique du Sud.

En outre, les autorités qataries se sont fortement engagées dans le champ des relations internationales, à un point tel que les analystes ont parfois qualifié leurs activités de « diplomatie hyperactive ». L’émir du Qatar a en effet ses entrées dans les officines gouvernementales de plusieurs pays, particulièrement en France et en Angleterre. « Être l’ami de tous », c’est dans cette perspective que le petit pays déploie ses efforts diplomatiques.

D’aucuns lui reprocheront pourtant d’avoir tissé des liens avec Israël et de maintenir des relations avec l’Iran. Dans ce cas-ci, c’est vraisemblablement afin de minimiser l’impact d’un éventuel conflit sur la propriété de ressources gazières dans le Golfe persique. On lui en voudra aussi pour ses accointances avec le Hamas et les Frères musulmans. « L’État nain » mangerait-il à plusieurs râteliers ?

 

« Subtle power » (« pouvoir subtil ») du Qatar

Mehran Kamrava[1], l’un des spécialistes chevronnés du Moyen-Orient, qualifie le type de pouvoir qu’exerce le Qatar dans ses relations internationales de « subtle power », par comparaison au « hard power » et au « soft power » décrits dans les livres de géopolitique. Le « pouvoir subtil » serait un curieux mélange de ruse et de charme, d’hyper-diplomatie, de médiation, d’utilisation du chéquier, de branding, de prises audacieuses de risques, et il ne faudrait pas manquer d’ajouter à cette énumération le fait que la sécurité du pays est assurée par les États-Unis qui y ont établi une base militaire.

Le Qatar est prospère, ambitieux, autonome, influent et aussi arrogant - sans doute. Cela dérange et attise l’envie parce que le vilain petit Qatar[2] joue sans complexe dans la cour des grands tel un prestidigitateur. La grenouille se serait-t-elle faite plus grosse que le bœuf ?

Le contexte général décrit plus haut peut rendre compte, dans une certaine mesure, de la crise que le pays traverse présentement. C’est-à-dire le fait, comme l’expriment les journalistes, qu’il ait été lâché par ses voisins arabes, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Yémen ainsi que par l’Égypte.

 

Le côté ombrageux du Qatar

Force est de constater cependant que l’ostracisme du Qatar, soutenu ou provoqué par les États-Unis, se déroule sur fond d’hypocrisie. Selon des sources crédibles, le Qatar aurait financé des groupes terroristes et continue peut-être de le faire. L’Arabie saoudite et les États-Unis l’ont fait eux aussi, et le font toujours. On sait également que le minuscule pays du Golfe s’est étroitement mêlé des affaires de la Libye au temps de la chute du régime Kadhafi, de celles de la Syrie et de la Tunisie pendant le printemps arabe.

Le Qatar voulait-il sincèrement provoquer la chute des dictateurs ou bien souhaitait-il plutôt favoriser l’implantation de régimes islamistes ? La question se pose, même si on n’y a pas encore apporté une réponse claire.

De plus, le côté ombrageux du Qatar s’est de nouveau révélé au grand jour par le traitement insensible infligé à des dizaines de milliers de travailleurs venus d’Asie pour construire gratte-ciel ou infrastructures de toutes sortes. La situation de ces travailleurs immigrants, qualifiée d’esclavagisme des temps modernes, est largement documentée et dénoncée. Il y en aurait long à dire également sur le sort réservé à d’autres « invités de l’émir », d’expatriés de niveau professionnel qui subissent diverses formes de préjudices. Cette question est elle aussi bien connue et bien étayée.

Quelles mesures concrètes prendra le jeune émir Tamim ben Hamad Al-Thani pour enrayer le fléau de l’abus des travailleurs immigrés qui représentent aujourd’hui 94 % de la main-d’œuvre du pays ?

Mais, pourrait-on dire non sans ironie, ce n’est certainement pas parce qu’il bafoue les droits humains que plusieurs des pays du Conseil de Coopération des États arabes du Golfe viennent de mettre le Qatar au ban des nations !

 

 « The People Want Reform…In Qatar, Too »[3]

La population du Qatar souhaite également des réformes dans son pays, telle est la traduction libre du titre du livre publié au Liban en 2012 par un collectif d’intellectuels sous la direction de l’écrivain qatari Ali Khalifa Al Kuwari. Selon eux, trois grands enjeux liés au processus de changement social et politique doivent être pris en compte de manière primordiale. Ce sont : le déséquilibre démographique entre la population qatarie nationale et la population immigrée; le déséquilibre économique fondé sur une trop grande dépendance à l’exportation d’hydrocarbures comme source de revenus; enfin, le déséquilibre politique lié à un déficit démocratique.

La stratégie globale de développement, Qatar National Vision 2030, rendue publique il y quelques années par le père de l’émir actuel aurait dû répondre au moins partiellement aux besoins de réformes évoqués par le docteur Ali Khalifa Al Kuwari et ses collègues. Cheikh Hamad Al-Thani n’avait-il pas défendu en ces termes l’importance de cet outil politique : « Comprehensive development is our goal in striving for the progress and prosperity of our people » ?

Mais les répercussions tangibles de cette large vision nationale restent encore à venir, notamment en ce qui a trait aux droits des travailleurs immigrants, à la « qatarization » de la main-d’œuvre ou encore aux mécanismes pour assurer la participation démocratique de la population aux affaires du pays. Les habitants du Qatar fondent toutefois beaucoup d’espoir dans le jeune émir Tamim Al-Thani. Saura-t-il répondre à leurs attentes ? 

Pierrette Beaudoin 



[1] Mehran KAMRAVA, Qatar. Small State, Big Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2013, 224 p.

[2] Expression empruntée à Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, auteurs du livre Le vilain petit Qatar. Cet ami qui nous veut du mal, Paris, Fayard, 2013.

[3] Ali Khalifa AL KUWARI, Qataris for Reform, 2012, dr-alkuwari.net/sites/akak/files/qatarisforreform-translation.




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